2.25.2010

La fragilité chemin de Dieu, chemin vers Dieu ?

Maurice Zundel est un aventurier de l'Esprit. Son itinéraire parle de lui-même. Il a vécu pleinement sa condition d'homme et de chercheur de Dieu. Déplacé par les événements de la vie, il les a saisis comme autant de chances d'avancer en ces lieux de saveur où l'expérience de Dieu vient rencontrer l'exigence infinie de l'homme : «Je suis toujours en état de recherche, c'est toujours nouveau pour moi et je ne finis jamais de m'émerveiller parce que Dieu est neuf à chaque matin» (1). Quelles dispositions fondamentales sont-elles requises pour goûter ainsi à la saveur de l'Infini ? M. Zundel l'a expérimenté en sa chair. Il a rejoint et a été rejoint par les grandes vérités du dogme chrétien. A sa manière, il leur a redonné leur poids, leur force et leur éclat. Plus que cela ! En avance sur son temps, il en a dégagé de façon originale, les grandes intuitions dont se nourrit aujourd'hui encore la théologie de la meilleure veine.
Parcourant ses œuvres, attentif aux vibrations de sa parole, remué par la profondeur de son regard, j'en suis venu à m'interroger : le fil rouge de tout son itinéraire, l'acuité de ses intuitions théologiques, l'impact de son œuvre, ne proviennent-ils pas de son expérience de la fragilité ? Et celle-ci n'est-elle pas un aspect de l'infinie pauvreté de Dieu ? Il s'agit ici, en regard de sa théologie, de proposer quelques considérations anthropologiques. Plus encore, il s'agit de voir si l'expérience de Dieu ne passe pas par l'acceptation de nos limites et de nos faiblesses. Cette question n'est pas innocente.

«Toute parole sur Dieu doit naître du silence et y conduire» (2). Sans doute est-ce pour cela que la parole de M. Zundel est fulgurante. Elle est à la merci de l'auditeur. En effet, elle dépend de la capacité de celui qui l'écoute à entendre le silence dont elle témoigne. M. Zundel le savait bien, lui qui l'entretenait en son âme. Il connaissait le terreau d'où naît toute parole authentique. Il en a fait le tissu de sa vie. Son abandon à ce grand espace n'est certainement pas un des moindres aspects de la force de son expression.

Son écriture est fragile car elle naît de ce silence, écrin où repose le mystère de la pauvreté de Dieu. Sa parole, en sa fragilité même, devient le lieu de la révélation du Dieu trinitaire. Signe sensible, vibrant, de la pauvreté de Dieu. Rappelons quelques expressions admirables de densité et de profondeur: «La joie de Dieu, c'est la joie de se donner» (3), ou «Dieu est Dieu parce qu'Il n'a rien» (4), ou encore «Dieu n'a de prise sur son être qu'en le communiquant, Il ne le possède que par le don qu'Il en «Toute parole de Dieu doit naître du silence.»
(5). La parole vraie nous touche. Elle nous révèle un horizon nouveau, un autre amour, une présence libératrice. Elle nous ouvre à un ailleurs... Lorsque la parole du poète épouse en cette densité la pensée du théologien, s'éprouve l'unité d'une vie. Nous sommes alors conduits à expliciter la relation intime entre le mystère de Dieu et l'attitude qui en favorise la perception.

La fragilité : une disposition

L'homme n'existe pas ! Il a à le devenir. Il le devient dans la mesure où il consent à se construire. Enfermé en ses multiples déterminismes, il cherche à s'en libérer et à s'ouvrir à l'Infini que sa liberté réclame. De son moi prédéterminé il a, par un chemin de libération, à accéder à son moi personnel : d'individu isolé, il a à devenir personne relationnelle. Telle est l'inévitable exigence, le défi à assumer. S'y refuser c'est encore en reconnaître la possibilité. L'homme passe l'homme ! Mais quel en sera le passage ? Comment dépasser l'univers clos et égocentrique de l'individu pour accéder au royaume relationnel ? Car la personne est relation : elle se constitue par le don de soi et coïncide avec lui. Se dessine ici l'anthropologie zundelienne. L'homme devient personne par l'ouverture qu'il consent à vivre. S'ouvrir, c'est accepter d'être affecté par l'autre. C'est reconnaître ses manques, son manque à être. Bref, s'ouvrir est la porte d'entrée en cette attitude foncièrement humaine qu'est la fragilité.

Ainsi, pour se déprendre de soi, la reconnaissance de la fragilité est requise. Mais l'homme ne pourrait la reconnaître et l'accepter si elle n'était suscitée par une Présence aimante qui l'interpelle au plus intime de lui-même. En ces instants bénis, il éprouve alors un amour autre, inimaginable, toujours nouveau qui le blesse heureusement et fait tomber ses défenses. II est l'objet d'un amour qui l'altère, le «creuse» et qui, paradoxalement, dans un même mouvement, le comble. Comprenons bien le sens de cette altération : engendrée par cette relation aimante qui fait venir l'homme à lui-même, elle provoque la perte des images trompeuses sur lesquelles il se bâtit, elle démasque ses fausses sécurités, elle l'ouvre au réel toujours surprenant de la relation libérante.

Le Dieu pauvre


Cet amour est expérience de Dieu. Il est don de vie. Et c'est ici peut-être qu'apparaît en toute sa force la corrélation entre la grâce reçue d'entrer en sa fragilité et l'excessive pauvreté divine, source de l'amour. Spiritualité.:

Car Dieu est excès d'amour parce qu'Il n'est que relation. Il n'est riche que de ce qu'Il donne. Il n'est Présence que parce qu'Il meurt toujours à Lui-même dans le don du Père au Fils et du Fils au Père par l'Esprit pour le monde. Cette Présence toujours nouvelle ne peut violer l'homme. Elle se trahirait. Un don s'offre, il ne s'impose pas ! Cette pauvreté issue du don total de soi ne peut être violente. Où elle a cette violence merveilleusement douce qui ouvre l'homme - parfois malgré lui - au plus intime de lui-même. Elle l'engage à entrer librement en son propre chemin de fragilité. Excessive pauvreté de Dieu rendant possible le chemin de libération de l'homme ! Il nous faudrait ici reprendre les méditations de M. Zundel sur le mystère trinitaire, ou celui de l'incarnation. Il nous faudrait le suivre, le voir dépeindre en traces de feu l'insondable mystère de la désappropriation trinitaire, l'entendre vibrer au mystère de l'incarnation. Apparaîtrait alors mieux une caractéristique de la pauvreté de Dieu, sa fragilité. Fragile jusqu'à être pris en otage par l'homme !

La fragilité «dit» Dieu et le révèle progressivement à l'homme. Puissance de libération, elle rend l'homme capable de Dieu, ouvert à l'amour dans une juste dépendance. Et lorsque celle-ci le fait accéder à son moi le plus personnel, lorsqu'elle lui donne de se découvrir aimé gratuitement, sans raison, par excès, peut alors monter à ses lèvres le chant de louange : bienheureuse blessure qui m'ouvre à un tel royaume...

Pour chacun les chemins vers sa propre fragilité seront uniques. De sa capacité à pénétrer en ces lieux dépendra son accès au royaume de la présence de Dieu. Appuyé sur cet amour, il entrera alors en sa vérité essentielle : s'exposant, il deviendra pure relation aux autres par le don total de lui-même ; il deviendra personne. En ce mouvement il pourra toujours plus se construire. Encore lui faudra-t-il laisser

tomber les masques, les fausses sécurités oser se livrer sans en connaître les conséquences est un travail toujours à reprendre.

Accéder au réel et au présent

La dépendance heureuse dépendrait donc de la capacité à se laisser affecter par la rencontre. Attitude relationnelle concrète de pauvreté, elle ouvrirait à la nouveauté. Un tel chemin passe par l'acceptation de nos limites, de nos faiblesses.

Entrer en nos fragilités, c'est d'abord reconnaître que nous ne sommes pas notre propre maître. C'est sentir la blessure qui nous constitue et nous ouvre à la relation au Tout Autre. L'accès à cet univers intérieur, où se dévoile la transparence de l'existence, nous encourage à poursuivre le chemin. Cette blessure essentielle, la vie se chargera de nous la faire sentir à travers les multiples événements, heureux et malheureux, de l'existence. Chances à saisir pour toujours plus s'ouvrir.

C'est ensuite, et d'un même mouvement, accéder au réel en quittant l'imaginaire de l'idéal. Déplacé par la Présence intérieure, vivant à partir d'un nouveau centre, le monde imaginaire sur lequel et à partir duquel nous nous construisions apparaît soudain inconsistant. L'oubli de l'image de soi (notre idéal du moi), son affaissement et même sa disparition, nous font alors accéder à la liberté nouvelle fondée sur la certitude que nous sommes aimés inconditionnellement. Alors le mystère de la personne nous apparaît : «La personne, c'est lorsque tous les masques tombent, quand nous pouvons être nous-mêmes, découvrir ce grand espace» (6).

C'est enfin avoir le courage de vivre le présent : «Dieu est toujours présent ; c'est l'homme qui est absent. Dieu n'a nul besoin de venir à l'homme à partir d'un au-dehors imaginaire, c'est l'homme qui a besoin de venir à Dieu au-dedans» (7). Cruelle absence à nous-mêmes ! Reconnaître nos limites nous permet d'être entiers dans le moment présent. Lui seul nous donne de découvrir la volonté de Dieu, nous permet d'avancer dans l'inconnu, avec une entière confiance, sans préjuger du chemin par lequel Dieu nous conduira. Etre fragile, c'est alors être pauvre, suspendu au moment qui vient. Combien de fois ne sommes-nous pas transportés dans le passé par nos regrets, nos remords, ou dans le futur par l'anxiété, échappant ainsi à l'infinie richesse du présent ? Ainsi, reconnaître nos limites et nos faiblesses nous redonne le goût de la vraie vie ! Nous nous acceptons alors tels que nous sommes, nous recevant simplement de cet amour qui nous crée chaque jour. Nous accédons à ce royaume de la liberté où nous ne sommes plus les gardiens intransigeants de nous-mêmes car nous n'avons plus à assurer notre propre existence. Nous expérimentons un peu de la joie de Dieu qui est Celui, comme le dit M. Zundel, qui ne se regarde pas.

«La joie de Dieu, c'est la joie de se donner. »



Née de l'amour, la fragilité nous délivre donc de l'obsession de nous faire valoir. Par le même mouvement, l'avoir et le pouvoir sont relativisés. Ne reposant plus sur nous-mêmes mais sur le Dieu pauvre et proche, nous entrons en cet espace d'intériorité, trame invisible de notre vie quotidienne. Ouverts par la relation à l'autre, nous saisissons, comme par intuition, la densité d'une présence qui révèle la personne. Ne dit-on pas d'un être aimé qu'il a, au-delà de ses qualités ou défauts, quelque chose d'unique qui nous le distingue de tout autre individu ? Cette prise de conscience, favorisée par l'attitude de fragilité, approfondira toujours plus notre intériorité. Celle-ci ne peut se vivre sans cette libération et ce don de soi qui ouvrent en nous un espace intérieur où l'autre est accueilli : «Seule une rencontre du dedans au dedans peut faire naître l'intériorité humaine, puisque sa caractéristique propre est l'ouverture à l'autre. Seule une rencontre avec une Intériorité pure, illimitée, peut l'accomplir, puisqu'elle est ouverture vers l'infini. « je est un Autre» (8). Alors, de la rencontre, naît la vraie liberté qui implique toujours une libération des contraintes et l'appel vers l'Infini et l'Illimité : « je n'ai pu être libre en moi, n'étant pas libre de moi, avant cette rencontre avec Lui qui m'a fait naître à moi» (9). Expression ramassée et poétique pour dire la vie qui surgit de la pauvreté vécue ! Ainsi, «l'existence authentique se réalise en forme de pauvreté, parce qu'elle est tout élan vers l'autre en qui elle décolle de soi» (10). La pauvreté devient nouvelle naissance dans l'exacte mesure où elle nous fait accéder à la réalité des choses et des êtres : ils ne sont plus objets de notre besoin mais partenaires de notre dialogue intérieur à la création et à Dieu.

La fragilité nous fait vivre concrètement la pauvreté. En retour celle-ci la renforce «Celui qui n'a rien peut se tourner entièrement vers l'autre» (11) - et devient le fondement existentiel de la communication et de la communion. Marquant nos limites, elle est «bonne puissance» fortifiant le sujet dans son accès au réel.

Dieu est excès d'amour et cet amour nous fait naître à notre juste dépendance. Dieu est pauvre et cette pauvreté nous appelle à la vraie vie. Dieu est fragile car Il s'offre à la disposition de l'homme sans jamais s'imposer, le laissant à sa plus intime liberté. Seule la fragilité reconnue, acceptée et vécue permet à l'homme d'éprouver l'infinie générosité du Dieu trinitaire. Elle est l'attitude relationnelle, pauvrement humaine, dont Dieu, par son Fils, s'est revêtu. L'homme greffé sur la vie de Jésus-Christ peut entrer en ce chemin d'humanité où, dans la reconnaissance de ses limites, il expérimente l'étonnante force de Dieu : celle de l'amour qui se donne ! Maurice Zundel l'a bien compris, lui qui ne parlait du mystère du Christ qu'à partir du mystère de la pauvreté trinitaire. Il a vécu cet amour en ces excès jusqu'à la brûlure de son être et de sa parole. Il nous en a livré les rayons les plus pénétrants. Saurons-nous en vivre ?

Luc RUEDIN 1997 Choisir n° 445, janvier 1997, p. 16-20



(1) M. Zundel: Quel homme et quel Dieu, Saint-Augustin, Saint-Maurice 1986, p. 11.

(2) M. Zundel : L'Evangile intérieur, Saint-Augustin, Saint-Maurice 1992, 112 p.

(3) Marc Donzé : L'humble présence, Tricorne, Genève 1986, p. 99.

(4) M. Zundel : La pierre vivante, Éditions Ouvrières, Paris 1954, p. 74.

(5) M. Zundel: Quel homme et quel Dieu, p. 74.

(6) Marc Donzé : op. cit. p. 47.

(7) M. Zundel : L'homme existe-t-il ?, Éditions Ouvrières, Paris 1967, p. 75.

(8) Marc Donzé : La pensée théologique de M. Zundel. Pauvreté et libération, Tricorne, Genève 1980, p. 92.

(9) M. Zundel: Quel homme et quel Dieu, p. 53.

(10) M. Zundel : La pierre vivante, p. 70.

(11) M. Zundel : Croyez-vous en l'homme?, Bibliothèque Ecclesia 23, Fayard, Paris 1956, 158 p.

Comments: Enregistrer un commentaire



<< Home

This page is powered by Blogger. Isn't yours?